Contre le hackerisme, pt. 1

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Cet article est une traduction de l’article « Work notebooks: Against Hackerism, pt. 1 » écrit par Simone Robutti à l’adresse https://write.as/simone-robutti/work-notebooks-against-hackerism-pt. Il a été traduit avec l’aimable autorisation de l’auteur et est publié ici sous licence CC-BY-SA.


Cet article fait partie d’une série qui, je l’espère, mènera à la création d’un article ouvert sur la diffusion technologique et le récit qui entoure la façon dont elle est comprise et exécutée dans le monde occidental. Les articles peuvent être lus indépendamment les uns des autres ou comme un tout collectif.

Lectures préalables : The Californian Ideology (en anglais)


Le mot « hacker » a été employé par tant de personnes et de mouvements qu’il est maintenant dénué de sens. Alors qu’à l’origine le terme était une façon de définir un petit groupe de passionné·es de la technologie, il a lentement évolué pour qualifier une sous-culture qui s’est ensuite développée en une constellation de mouvements politiques. Dans son acception actuelle, le terme « hacker » s’est installé dans la culture des startups. Il est devenu un terme utilisé par des technicien·nes et les milieux business pour évoquer une image de succès professionnel en lien avec l’idéologie californienne. On présente alors cet effort entrepreneurial comme une attaque contre le statu quo, contre le bon sens et les limites qui ont contraint les concurrents (ces hackers qui arrive à penser en dehors des cases (out of the box)). Le hackerisme est devenu un élément d’une compétition marketing.

De nos jours, le terme est utilisé dans les médias grand public principalement pour qualifier les employé·es en sécurité informatique ou utilisé incorrectement pour identifier les pirates professionnels ou non professionnels. De nombreuses et diverses actrices et acteurs du paysage technologique, social et politique se sont réappropriées ce terme au point que, pour comprendre ce mot, on doive faire face à des contradictions apparemment irréconciliables. Qu’est-ce qu’un ou une « hacker de croissance » (growth hacker) (essentiellement un stratège commercial sans costume) a à voir avec une hacktiviste qui tente de faire disparaître le capitalisme néolibéral en attaquant les banques ou en développant une application de messagerie ? Ces personnes appartiennent-elles à la même catégorie qu’une chinoise experte en sécurité qui tente de perturber l’infrastructure d’une entreprise américaine ?

« NON ! » crie l’hacktiviste : « Je suis la seule à avoir droit à ce mot, car être hacker signifie être contre le système ». Le développeur d’une startup répondrait nonchalamment : « T’inquiète, je suis aussi contre le système. Mon entreprise essaie de perturber le marché des filtres de douche. Pendant trop longtemps, ce créneau a été dominé par un cartel de vieux capitalistes qui n’ont jamais essayé d’améliorer leurs produits ». La hackeuse chinoise n’aurait simplement pas participé à la discussion parce qu’elle n’a aucun lien avec ces idéologies et qu’elle a juste hérité d’une étiquette du discours occidental en essayant de gagner sa vie.

Il existe de nombreuses catégories de personnes qui s’identifient comme hackeuses mais le but de cet article est de parler d’un sous-ensemble spécifique que nous allons maintenant essayer de définir. Certain·es pourraient les appeler « hacktivistes », mais le terme est encore trop large. Nous nous intéressons aux hackeuses qui se perçoivent comme politiquement actives, politiquement conscientes et qui adoptent des positions progressistes qui visent simplement à promouvoir l’extension de droits humains à un plus large éventail de personnes. Parmi ces hacktivistes, nous ne considérons que les personnes qui travaillent activement à analyser et à sonder les systèmes et artefacts techno/sociaux existants ou à en développer de nouveaux. Nous excluons de cette discussion celleux qui ne sont pas politisé·es et celleux qui penchent vers des positions réactionnaires, pro-capitalistes et racistes. Nous excluons également tou·tes les crackers politiques (individus et collectifs) qui, au cours des dernières décennies, ont attaqué les systèmes corporatifs et gouvernementaux pour extraire et publier des informations sensibles qu’iels pensaient devoir appartenir à la sphère publique, comme Phineas Fisher.

La perspective hackeriste

J’estime que « l’identité hacker » est une source puissante de motivation. C’est un catalyseur pour la construction de technologie en dehors des filières principales de développement technologique. Je veux aussi faire valoir que cette identité s’accompagne d’un lourd bagage idéologique et pratique qui, en fin de compte, empêche la « technologie hackée » de réellement contribuer à la libération des gens et à l’amélioration de leurs conditions matérielles, psychologiques et spirituelles, un objectif dont un sous-ensemble spécifique de hackers aimerait se targuer pour justifier leurs activités.

Définissons la « perspective hackeriste » :

La perspective hackeriste est une tentative d’altérer la technologie pour des raisons politiques en réadaptant des objets technologiques sans se soucier de modifier le processus qui a produit ladite technologie.

Corollaire : Le processus et les systèmes qui produisent les technologies sont remis en question, attaqués, contrôlés mais jamais transformés.

Selon cette définition, la perspective hackeriste est anti-politique, car la réadaptation des processus et des systèmes nécessite un travail politique pour atteindre du consensus, quelle que soit l’échelle. Une manière d’utiliser une technologie est codifiée par la structure sociale qui l’emploie. Un tel usage codifié ne peut pas être intégré dans un objet technologique sans d’abord banaliser un usage social. La perspective hackeriste ne peut pas englober une telle complexité : pour donner un sens aux efforts déployés par la multitude hackeriste, elle a recours au renversement des mythes de l’idéologie californienne. Là où la Silicon Valley imprègne sa technologie de pouvoirs salvateurs, les hackers voient un Dieu Obscur du Contrôle. De nouveaux techno-dieux purs et moraux créés par les hackers libéreront ainsi les humains de l’oppression de ces techno-démons maléfiques et corrompus précédemment créés par les entreprises.

Réduire l’action à un niveau technique et effacer les implications sociales et idéologiques de ces opérations est la seule voie possible quand on a adopté une vision du monde qui dicte que la lutte pour la liberté n’est qu’un affrontement entre différentes capacités techniques. Une confrontation machiste entre intellects individuels ou collectifs plutôt qu’une lutte fluide des communautés et des corps humains contre le capital.

La perspective hackeriste dans le monde réel

Comment la perspective hackeriste influence-t-elle le monde qui nous entoure ? Comment influence-t-elle la communauté de la contre-culture tech ? Comment influence-t-elle les objets qui sont produits ? Est-ce juste une catégorie vide ou une catégorie utile pour échapper aux cages idéologiques ?

Étant une identité liquide et manquant de structure et d’organisation claires, la « communauté hacker » est difficile à réduire à un ensemble spécifique de personnes, d’objectifs et de projets, nous devons donc établir des catégories plus nuancées.

Partons d’un fait : un grand nombre d’activistes dans le monde entier tentent de résister à l’impact négatif de la technologie sur nos vies et de limiter le pouvoir toujours croissant du monde des entreprises sur les sociétés, les individus, les masses organiques et les espaces à travers le monde. Une bonne partie d’entre elleux s’identifieraient comme des hackers ou des hacktivistes. Si l’on prenait cette multitude de perspectives comme une seule entité, on pourrait lui attribuer des succès ou des échecs dans les nombreux objectifs qui semblent les animer.

Le bilan global de la lutte hackeriste est profondément négatif. Aujourd’hui, la multitude de hackers est incapable de produire des alternatives répandues, de produire des solutions viables et accessibles, et finalement de contre-attaquer face à l’invasion continue de la Big Tech dans les espaces publics et privés. Comme la plupart de la gauche post-68, les hackers se contentent de résister à l’assaut, ralentissant les forces du capitalisme, et opérant à un niveau loin d’atteindre les forces de la Résistance. Le résultat est la création de petits espaces sûrs qui deviennent de plus en plus difficiles à défendre, nécessitant des efforts de plus en plus importants pour être maintenus.

Prenons l’exemple de la communication privée et sécurisée sur Internet. La multitude a créé de nombreuses solutions viables et utilisables au cours des dernières années pour permettre à la plupart des personnes douées en technologie d’échanger du texte et des fichiers de façon relativement sécurisée sans avoir à investir trop de temps dans la configuration de leurs systèmes. Si c’est très efficace pour protéger les membres de cette multitude et d’autres personnes comme les journalistes, lanceuses d’alerte et dissidentes politiques, il semble impossible de généraliser cela aux masses. La plupart des hackers diraient probablement que ce n’était même pas un objectif au départ. On trouve facilement dans de nombreuses branches de la gauche politique ce même modèle de localisme préfiguratif qui dégénère en systèmes de valeurs ne faisant références qu’à eux-mêmes

L’incapacité à généraliser et à faire changer d’échelle leurs solutions (à l’exception de quelques logiciels libres et de quelques conceptions de matériel comme Arduino) semble être schéma commun de toutes les « confrontations technologiques » dans lesquelles la multitude hacker s’engage. Un changement qui se limite à une caste élitiste de personnes averties en matière de technologie n’est pas durable et n’a pas d’impact majeur. Reproduire sans cesse son indépendance individuelle vis-à-vis de la Big Tech n’est pas un combat pour la libération de l’humanité. De la même manière, un travail sur une théorie philosophique qui ne produit pas de résultats dans le monde réel n’est rien d’autre qu’un acte de masturbation accompli par une classe moyenne d’universitaires, d’artistes et de travailleurs culturels qui en ont les moyens. Le parallélisme entre ces deux mondes, celui de la multitude des hackers et celui de la multitude culturelle et politique de gauche est troublant, même si ces deux formes d’immobilisme ont des racines très différentes.

La perspective hackeriste suffit à expliquer cette limitation : il y a nombre limité de choses que l’on peut faire en se préoccupant exclusivement d’opérer sur un plan technique. En plus de cela, il semble y avoir un ensemble de solutions techniques à la mode auxquelles les hackers attribuent un pouvoir libérateur : le logiciel libre, les solutions décentralisées, la fédération, le chiffrement, le calcul côté client pour garder la propriété des données, etc.

De nos jours, les solutions fédérées semblent être à la mode, avec beaucoup d’espoir mis dans Mastodon, un clone fédéré de Twitter qui reproduit l’interface et l’expérience d’un logiciel conçu pour extraire les données de ses utilisateur·ices et les faire s’engager de façon rapide, toxique et conflictuelle pour maximiser l’engagement et l’attention. Tous ces choix de conception semblent être incontestés. Mais ce n’est pas vraiment un problème puisque la plupart des instances sont peuplées soit par des militant·es de gauche, soit par des hackers et autres geeks. Mais aussi : par des nazis. Comme ceux-ci ne sont pas autorisés à s’organiser sur des plateformes commerciales, ils utilisent toutes les technologies qui peuvent leur donner une indépendance vis-à-vis des systèmes de contrôle des sociétés libérales. Un scénario pour lequel Mastodon semble n’avoir aucune contre-mesure efficace, et une conséquence qui n’avait jamais été envisagée auparavant. Comme d’habitude, le créateur de la technologie ne sera pas tenu responsable des conséquences d’une mise à disposition d’un tel outil aux nazis. Additionnellement, il y a de sérieux doutes sur le fait que la nature fédérée du social distribue le pouvoir équitablement entre de nombreux acteurs : il n’existe que quelques instances pertinentes et leur répartition est, jusqu’à présent, extrêmement inégale.

La perspective hackeriste contre la perspective holistique : Mastodon vs FairBnB

Mastodon représente une bonne étude de cas de la naïveté de la perspective hackeriste. Pour comprendre pourquoi la perspective hackeriste est problématique, je pense qu’il est utile de montrer un autre cas de logiciel qui vise à une certaine émancipation et qui semble aborder le problème d’une perspective profondément différente : FairBnB.

FairBnB est une tentative de créer une alternative sans-exploitation à AirBnB. Il le fait en établissant un modèle économique plus équitable, en investissant dans les communautés locales, en respectant la souveraineté des données utilisateur·rices et en tentant de construire une plateforme gérée par les travailleur·euses et les utilisateurs·rices basée sur les modèles coopératifs. Étant une toute nouvelle plateforme et n’étant pas encore ouverte, juger ses résultats n’est pas encore possible, mais ce n’est pas pour cela qu’elle nous intéresse.

Mastodon et FairBnB se trouvent aux extrémités du spectre de la libération technologique. Alors que Mastodon est né d’une question technique, FairBnB débute via une question politique et sociale. « Pouvons-nous fédérer Twitter pour libérer ses utilisateur·ices ? » vs. « Pouvons-nous libérer les villes du mal apporté par le tourisme de masse ? ». Une fois la deuxième question posée, il est relativement facile de lui donner une incarnation technologique. Mais l’inverse n’est pas vrai : une fois que nous possédons un artefact technologique comme Mastodon jeté dans le monde, il est impossible de façonner sa politique. Une réflexion politique profonde sur le pouvoir libérateur de Mastodon invaliderait probablement tous les efforts déployés jusqu’à présent : une telle approche ne serait jamais employée par le développeur principal et la communauté.

Ce n’est pas un hasard si ces deux créations logicielles diffèrent tellement entre l’intention et la mise en œuvre : elles proviennent de communautés différentes et d’idéologies assez antagonistes. Mastodon, étant un exemple de la perspective hackeriste, met sa confiance dans le pouvoir libérateur de la technologie elle-même, comme nous l’avons discuté auparavant. En revanche, FairBnB vient d’une analyse plus traditionnelle sur la dynamique du pouvoir dans l’économie locale et globale, d’une critique du capitalisme de plateforme et d’un désir de services communaux, tous ces éléments étant des traits caractéristiques d’un environnement de gauche qui lutte encore dans sa relation avec la technologie. Néanmoins, l’idée qu’une transformation technologique peut être utilisée comme une arme contre le Capital est de plus en plus forte parmi les activistes : FairBnB est un des rares exemples de cette confiance renouvelée dans la technologie.

Fin de la partie 1. La partie 2 contenant un pars construens suivra.