Hé, t’as le féminisme au téléphone

14 min

Article de Maria Farrell // Septembre 13, 2019

Comment réparer notre relation inquiétante et déséquilibrée avec les smartphones ?

Il y a quelques semaines, j’ai donné une conférence en Autriche sur les smartphones et la cybersécurité.

« Levez la main si vous aimez bien ou peut-être même si vous aimez tout court votre smartphone », ai-je demandé au public de décideur·euse·s, d’industriel·le·s et d’étudiant·e·s.

Presque toutes les mains dans la pièce se sont levées.

Maintenant, levez la main si vous faites confiance à votre smartphone.

Un jeune homme au fond de la salle a levé la main, puis a renoncé quand il est devenu évident qu’il était seul. Je l’ai remercié pour son honnêteté et ai fait une pause avant de dire : « Nous aimons nos téléphones, mais nous ne leur faisons pas confiance. Et l’amour sans confiance est la définition d’une relation abusive. »

Nous avons raison de ne pas faire confiance à nos téléphones. Ils servent plusieurs maîtres, et nous sommes le dernier d’entre eux. Ils recueillent constamment des données sur nous qui ne sont pas strictement nécessaires à l’accomplissement de leur travail. Ils envoient ces données à la compagnie de téléphone, au fabricant, au propriétaire du système d’exploitation, à la plate-forme d’applications et à toutes les applications que nous utilisons. Et puis ces entreprises vendent ou louent ces données à des milliers d’autres entreprises que nous ne verrons jamais. Nos téléphones nous mentent sur ce qu’ils font, ils cachent leurs véritables intentions, ils surveillent et manipulent nos émotions, nos interactions sociales et même nos mouvements. Nous nous disons « ça va, je l’ai choisi » quand nous savons que ça ne va vraiment vraiment pas, et nous ne pouvons pas concevoir une issue, ni même un monde dans lequel notre appareil le plus intime n’est pas aussi un espion.

Regardons la vérité en face. Nous sommes dans une relation abusive avec nos téléphones.

Posez-vous les trois premières questions que Women’s Aid, une ONG britannique, vous suggère pour déterminer si vous êtes dans une relation violente :

  • Votre partenaire a-t-il essayé de vous empêcher de voir vos amis ou votre famille ?
  • Votre partenaire vous a-t-il empêché ou rendu difficile le début ou la poursuite de vos études, ou vous a-t-il empêché d’aller travailler ?
  • Votre partenaire vous surveille-t-il ou vous suit-il constamment ?

Si vous remplacez  « partenaire » par  « téléphone » , vous pourriez répondre oui à chaque question. Et vous vous sentirez probablement coupable.

Si cela vous semble dangereusement proche de la banalisation des abus et de la violence conjugale, alors restez avec moi encore un peu. Ce que nos smartphones et les abuseurs dans nos relations ont en commun, c’est qu’ils exercent tous les deux un pouvoir sur nous dans un monde façonné pour faire pencher la balance en leur faveur, et ils travaillent tous les deux très, très dur pour masquer ce fait et nous garder confus·e·s et responsables de ce problème. Voici quelques-uns des exemples où notre relation déséquilibrée avec nos smartphones équivaut à une relation abusive :

  • Ils nous isolent de relations plus intimes et concurrentes en faveur d’un contact superficiel – « l’engagement de l’utilisateur » – qui leur permet de garder leur emprise sur nous. Travaillant avec les médias sociaux, ils choisissent insidieusement notre vie sociale, nous manipulant émotionnellement avec des interfaces truquées visant à nous faire scroller en continu.
  • Ils nous disent qu’il nous incombe de gérer leur comportement. C’est notre travail de les contourner sur la pointe des pieds et de limiter leurs dégâts. On passe trop de temps sur un téléphone littéralement conçu pour être un appareil qui crée une dépendance comportementale ? Ils nous envoient des messages approuvés par le fabricant au sujet de notre temps passé en ligne, mais bannissent de leurs magasins les applications qui pourraient vraiment réduire notre utilisation de l’appareil. Nous devons juste utiliser notre volonté. Nous devons juste être assez bons pour les mériter.
  • Ils nous trahissent, divulguant des données/diffusant des secrets. Ce que nous avons partagé en privé avec eux est soudain public. Parfois, ça détruit des vies, mais on ne peut s’en prendre qu’à nous-mêmes. Ils se battent méchamment et sont tellement, tellement désolés quand ils se font prendre, qu’on est censés se sentir mal pour eux. Mais ils ne changent jamais vraiment, et chaque fois que nous les reprenons, nous devenons plus faibles.
  • Ils nous bombardent d’amour dès que nous essayons de nous échapper, en ajoutant des services gratuits ou les mises à jour des appareils, en nous faisant cliquer sur des pages et des pages d’interfaces truquées, en nous disant que personne ne nous comprend comme eux, que personne d’autre ne voit tout ce que nous sommes vraiment, que personne d’autre ne veut de nous.
  • C’est impossible de simplement couper les liens avec eux. Ils se sont immiscés dans tous les aspects de notre vie, la rendant inimaginable sans eux. Et de toute façon, la relation est compliquée. Il y a de l’amour dedans, ou il y en a déjà eu. Nous pouvons certainement y revenir si nous les gérons comme ils veulent que nous le fassions, n’est-ce pas ?

Non, non. Nos appareils nous gaslightent. Ils nous disent qu’ils travaillent pour nous et qu’ils se soucient de nous, et que si nous les traitons bien, nous pouvons apprendre à leur faire confiance. Mais toutes les preuves montrent que le contraire est vrai. Cette dissonance cognitive nous embrouille et nous paralyse. Et regarde autour de toi. Tout le monde a un smartphone. Ce n’est probablement pas si mal, et de toute façon, c’est comme ça que les choses fonctionnent. N’est-ce pas ?

Le féminisme comme un super pouvoir secret

Les féministes sont souvent les canaris dans les mines de charbon, nous avertissant des années à l’avance des menaces à venir. L’analyse féministe du Gamergate a d’abord exposé la radicalisation en ligne de légions de jeunes hommes en colère pour qui la misogynie était une porte d’entrée sur l’extrême droite. Plus concrètement, lorsque l’armée américaine s’est finalement rendue compte que l’ennemi pouvait utiliser l’application Strava pour suivre les habitudes et les itinéraires des soldats basés dans des environnements hostiles, les militantes contre les violences domestiques ont poussé un soupir collectif. Elles soulignent depuis des années que l’application est utilisée par les harceleurs et les ex jaloux pour suivre les femmes. Je ne suis pas la première personne à remarquer que dans la cybersécurité, le féminisme est un super-pouvoir secret. Vérifier chaque application, chaque ensemble de données et chaque nouveau cas d’utilisation pour savoir comment les hommes l’utiliseront pour mettre en danger les femmes et les filles est un excellent moyen d’exposer les nouveaux défauts et vulnérabilités que les concepteurs ont quasi certainement manqué. Ainsi, bien qu’il soit déconcertant d’envisager notre relation avec nos téléphones sous un angle féministe, c’est incroyablement utile, et délicieusement contre-intuitif.

Les féministes connaissent le pouvoir. Plus précisément, elles en savent beaucoup sur les relations de pouvoir inégales, sur leur utilisation systématique et sur la façon dont elles sont rationalisées ou expliquées avec un « les choses sont ainsi ». Bien avant que les hommes n’abusent des femmes à titre personnel , ils intériorisent la logique des « relations de pouvoir inégales entre les hommes, les femmes et les enfants dans les organisations sociales comme la famille ». La violence n’est pas seulement pathologique. Elle est politique. Là où d’autres pourraient simplement voir des problèmes de comportement qui doivent être réglés un à un, une féministe voit la violence faite aux femmes et aux filles comme quelque chose d’inévitable, voire d’intentionnel, dans le patriarcat. Ainsi, tout comme nous ne réparerons pas le changement climatique en évitant individuellement les pailles en plastique, nous ne réparerons pas le manque de confiance en nos smartphones en essayant individuellement de passer un peu moins de temps sur Twitter.

Mais ceci n’est qu’un premier niveau d’analyse féministe. Cela explique pourquoi les solutions individuelles ne résoudront pas le problème structurel de notre modèle économique à propos de la confiance détruite en nos smartphones, mais ça n’explique pas pourquoi ce modèle existe.

Le travail émotionnel soutient le patriarcat au même titre que le « travail attentionnel » alimente le capitalisme de surveillance.

La philosophe australienne Kate Manne montre comment la misogynie est basée sur les soins, l’attention, le soutien et le service que les femmes doivent donner aux hommes. Le travail émotionnel est la monnaie que le patriarcat tire de nous et accumule pour les gagnants. Il y a un parallèle évident entre le travail émotionnel des femmes sous le patriarcat et le  « travail attentionnel » extrait de nous tou·te·s sous surveillance capitaliste. Nous devons continuer à cliquer sur les publicités, à donner nos données comportementales et à passer des heures chaque jour à faire défiler les applications, à tweeter, à liker, à répondre à des sondages et à leur envoyer des réponses.

Parce que si jamais on s’arrête ? Eh bien alors, tout ce foutu truc va tomber. Sans la technologie de la publicité (adtech), Internet échouera. Sans le modèle freemium, il n’y aura pas de services, pas de contenu, pas d’innovation. Les géants de la technologie (Big Tech), les compagnies de téléphone et tous les revendeurs de données doivent nous mentir sur la façon dont nos appareils fonctionnent vraiment – et pour qui ils fonctionnent vraiment – parce que sinon tout ce qu’ils ont construit de bon disparaîtrait. Nous devons continuer à partager davantage notre vie avec des appareils que nous aimons mais auxquels nous ne pouvons pas faire confiance, parce que même essayer de les réparer provoquera la combustion de l’ordre social tout entier. D’ici peu, les femmes porteront un pantalon et penseront qu’elles peuvent voter.

Ce qui veut dire que tout est impossible jusqu’à ce que ce soit inévitable. Une autre chose que les féministes nous ont enseignées : pour sortir d’une relation violente, il faut d’abord la voir pour ce qu’elle est. Et pour changer l’ordre économique et politique dont dépend un modèle d’entreprise corrompu, il faut d’abord réaliser que c’est possible. Il y a vingt ou trente ans, le viol conjugal était considéré comme un oxymore dans la plupart des pays occidentaux, quelque chose qui ne pouvait pas être un crime parce que ceux qui étaient au pouvoir ne pouvaient même pas concevoir que les femmes soient capables de refuser leur consentement. Aujourd’hui, nous avons tellement changé d’état d’esprit qu’il est presque difficile de nous imaginer à nouveau dans ce moment. Et on peut le refaire.

Comment serait un smartphone digne de confiance ?

Nous devons imaginer un avenir dans lequel nous voulons vivre pour pouvoir le construire.

Un smartphone digne de notre amour et de notre confiance serait un smartphone qui nous est avant tout loyal. Il ne partagerait pas nos données avec des entreprises aléatoires qui veulent nous exploiter ou nous manipuler, ou avec des gouvernements dont les actes peuvent nous nuire. Il nous dirait en langage clair ce qu’il fait et pourquoi. Il n’exécuterait pas de logiciel en arrière-plan pour le compte d’organisations qui ne travaillent pas pour nous, et il ne cacherait pas ce qu’il fait parce qu’il sait que nous ne n’aimerions pas ça. Il ne serait pas rempli de vulnérabilités que des personnes exploitent et vendent au plus offrant. Il nous permettrait d’accéder à nos données quand et comme nous le voulons, mais aussi de ne pas trop nous ennuyer avec des demandes de consentement. C’est parce qu’il utiliserait du machine learning pour comprendre et mettre en pratique ce que nous voulons, au lieu de nous manipuler pour servir les autres d’abord.

Un smartphone digne de notre amour et de notre confiance voudrait le meilleur pour nous et nous aiderait activement à l’atteindre. Les smartphones peuvent être nos deuxième, troisième et quatrième cerveaux. Ils aident les personnes qui ont des pertes de mémoire ou des déficits de traitement à trouver des solutions palliatives. De même, ils pourraient nous aider à étendre nos souvenirs et à nous concentrer. Au lieu de monétiser notre distraction, un smartphone fiable nous aiderait à faire le travail intellectuel et créatif soutenu qui donne un sens à notre vie. Cela approfondirait et élargirait nos relations, au lieu de les exploiter pour un graphe social. Il plongerait dans la narration et la communication immersives dans le but de trouver de nouvelles façons pour nous d’aimer et d’être aimés.

Un smartphone digne de notre amour et de notre confiance ne nous ferait pas seulement perdre moins de temps, perdre moins de vie privée ou extraire moins de profits des monopoles. Il travaillerait avec nous pour faire de nous de meilleurs humains et aider à faire passer notre espèce par la porte étroite de la survie des cent prochaines années.

Oui, tout cela est très utopique. Mais vous savez ce qui l’était aussi ? Herland de Charlotte Perkins Gilman, une utopie féministe écrite en 1915 qui a imaginé et rendu possible le monde de 2015. Imaginer un avenir meilleur est la seule façon avec laquelle nous avons réussi à nous débarrasser des idées reçues et à bâtir une vie meilleure.

Comment y arriver ?

Il y a différentes façons de configurer les écosystèmes financiers et politiques dans lesquels nos téléphones vivent et nous aspirent. Nous pouvons en payer le coût total tout en réduisant le profit gargantuesque, irrationnel et unique en son genre que les géants des technologies (Big Tech) ont réalisé au cours des vingt dernières années. Nous pouvons traiter les services qui tournent sur nos téléphones comme nous traitons l’eau, le gaz et l’électricité : avec des plafonds de revenus et des exigences d’accès universel, parce que c’est ainsi que les pays adultes traitent les biens publics vitaux. Nous pouvons améliorer énormément la protection de la vie privée, la transférabilité des données et les règles de concurrence, et nous pouvons commencer à les faire respecter. Tout cela exige un changement de mentalité, ce que certains appellent une révolution.

Voir que notre relation avec nos smartphones n’est pas saine et n’est pas correcte est la première étape. Comprendre que nous ne sommes pas individuellement en faute est la suivante. Les relations abusives dépendent de la mystification, « le processus d’explication de ce qui pourrait autrement être évident ». L’utilisation d’un point de vue féministe met en lumière la relation de pouvoir inégale, montre à quel point c’est bizarre et nous rappelle comment nous avons fait face à ce type de problèmes auparavant. Ce n’est pas à nous de changer qui nous sommes, mais à nos téléphones de changer radicalement pour qu’ils soient dignes de notre amour et de notre confiance.

Maria Farrell est une écrivaine et conférencière irlandaise sur la technologie et l’avenir. Maintenant basée à Londres, elle a travaillé pendant vingt ans dans le domaine de la politique technologique à Paris, Bruxelles, Los Angeles et Washington D.C. Suivez-la sur Twitter @MariaFarrell.