Pourquoi j’ai vrillé en voyant le dessin qui accompagnait l’annonce de la charte de Framapiaf…

11 min

… et visiblement je n’ai pas été seul·e.

Je vais tenter d’analyser le dessin qui suit, publié le 18 juillet 2019 sur le blog de Framasoft, à la fin d’un billet annonçant la création d’une charte de modération pour les médias sociaux de Framasoft.

Un dessin composé de deux parties :

Sur la gauche, surmonté du mot « Avant », deux personnages que l'on peut lire comme masculin, arborant des rictus, sont front contre front, en colère l'un contre l'autre comme l'indique l'éclair au dessus d'eux, et s'invectivent : « — Safiste ! — Libriste ! ».

Sur la droite, surmonté du mot « Après », deux autres personnages que l'on peut lire comme un couple hétérosexuel (par leur coiffure et le cœur au-dessus) se tiennent les mains et se disent « — Dans les tracas, comme dans la joie, je serais toot à toi. — Moi zôssi, tu es mon pouet favori. »

Le titre est en haut et indique « Fediverse : il y aura un navrant et un après ».

Le contexte

L’association Framasoft fait tourner deux services permettant d’accéder à des médias sociaux décentralisés, dispora* et Mastodon. Depuis plusieurs mois, de critiques régulières se font entendre pour pointer l’absence d’une modération efficace des messages diffusés à travers ces outils.

Pour citer le billet :

L’atmosphère est devenue délétère pour certaines personnes sur nos services, et en particulier sur Framapiaf. Nous n’avons rien vu, pour plusieurs raisons. Avant tout, il y a eu peu de signalements, et avec des milliers de messages défilant chaque jour, il était (et il est toujours) impossible de repérer les problèmes lorsqu’ils ne nous sont pas signalés. Ensuite, ceux qui ont été faits ont été difficiles à gérer : personne n’était officiellement chargé de la modération. Certain⋅e⋅s de nos membres jetaient un œil parfois, sans se sentir légitimes, résolvant les cas les plus évidents, se sentant mal à l’aise sans ligne de conduite. Et sans structure organisée pour remonter les problèmes récurrents, nous n’avons pas pu prendre collectivement la mesure de l’importance de certains de ces signalements.

Dans ce billet, l’association explique vouloir réagir et annonce donc s’être dotée d’une charte et avoir constitué une équipe chargée de l’appliquer.

Sans s’attarder davantage sur le contenu du billet qui mériterait en lui-même une analyse, le dessin apparaît à la fin, surmonté du paragraphe :

Nous espérons que ces changements contribueront à rendre nos médias sociaux plus agréables à fréquenter. Il y a encore beaucoup de travail à accomplir, mais les choses avancent !

Le dessin

Contrairement aux apparences, cette image n’a pas été composée par Gee, bien qu’il soit l’auteur du graphisme. Elle a été créée par un autre membre de Framasoft à l’aide de l’outil « Geektionnerd creator ».

Ce dessin a néanmoins suivi, tout comme l’article qui l’accompagne, le processus collectif de l’association et a été validé par plusieurs de ses membres.

Commençons par une description que j’espère factuelle du dessin. Il est composé de deux parties :

Sur la gauche, surmonté du mot « Avant », deux personnages que l’on peut lire comme masculins, arborant des rictus, sont front contre front, en colère l’un contre l’autre comme l’indique l’éclair au dessus d’eux, et s’invectivent :


— Safiste !
— Libriste !

Sur la droite, surmonté du mot « Après », deux autres personnages que l’on peut lire comme un couple hétérosexuel (par leur coiffure et le cœur au-dessus) se tiennent les mains et se disent :


— Dans les tracas, comme dans la joie, je serais toot à toi.
— Moi zôssi, tu es mon pouet favori.

Le titre du dessin est en haut et indique « Fediverse : il y aura un navrant et un après ».

Sur le conflit en cours

Pour comprendre la partie gauche du dessin, il est nécessaire de comprendre le conflit en cours sur une partie du Fediverse autour des politiques de modération.

Les deux invectives représentées sont utilisées par des groupes plus ou moins diffus pour désigner l’autre groupe, toujours aussi peu identifié. Ces deux termes m’agacent, car ils me semblent considérer comme groupes homogènes ou organisés des profils divers et souvent sans liens forts.

Il ne sont toutefois pas égaux. Le terme « libriste » provient directement de la communauté de personnes attachées aux logiciel libres. Même s’il est repris comme une invective et met dans des personnes aux opinions divers dans le même sac, le terme « safiste » est un terme inventé par des personnes à l’extérieur du groupe. Il est construit sur le base du mot « safe », détournant le concept de « safe space », pour en faire une idéologie floue, revendiquée par personne, et donc facile à dénigrer. Par ailleurs, les premièr·e·s concerné·e·s n’utilisent en réalité pas ce concept dans les discussions qui nous intéressent ici, et des critiques sur le concept même circulent dans les milieux militants depuis près d’une dizaine d’années.

Ces termes me gênent, mais ce n’est pas pour autant qu’ils ne reflètent pas un conflit politique (et a priori philosophique, mais d’autres personnes auraient sûrement les bonnes références) plutôt clair. Alors comme ce sont les mots du dessin, je les utiliserai entre guillemets, même s’ils me semblent peu adaptés à décrire les positions suivantes :

Les « libristes » considèrent que chacun·e doit décider des messages qu’iel voit sur le Fediverse. Iels considèrent que masquer ou bloquer les contenus indésirables relève d’une responsabilité individuelle.

Là où les « safistes » considèrent qu’il existe une responsabilité collective de lutter contre la diffusion de contenus haineux à l’encontre des personnes marginalisées et contre le harcèlement de ces personnes.

Je fais volontairement la différence entre ces deux aspects qui ont des postulats différents : d’un côté, iels veulent lutter collectivement contre la diffusion de contenus haineux, ce qui est nécessaire car leur diffusion publique, même s’ils ne sont pas envoyés directement à des personnes marginalisées, renforce les discriminations et les violences que subissent ces personnes au sein de la société ; de l’autre, iels veulent lutter collectivement contre le harcèlement pour qu’une personne marginalisée cible de harcèlement dispose du soutien dont elle a besoin pour se protéger ou se défendre malgré la différence de pouvoirs dont elle dispose au sein de la société.

Pour comprendre la violence de ce conflit politique, il est nécessaire de se faire une vague idée de qui traitent les un·e·s de « safiste ! » et de qui sont celleux qui balancent du « libriste ! ».

L’expression « safiste » a été popularisée par quelques personnes disposant d’une reconnaissance significative dans les milieux du logiciel libre. Stéphane Bortzmeyer a par exemple utilisé l’expression « safiste » dans un fil twitter en septembre 2018. Ce dernier est un homme cisgenre avec plus de 25 ans de carrière dans les réseaux de communication électronique, marié, salarié de l’AFNIC, qui dispose de plusieurs dizaines de milliers de followers entre Mastodon et Twitter, qui est également capable d’assister à plusieurs dizaines de conférences par an et de donner des présentations à partie significative d’entre elles.

Les personnes qui parlent de « libristes » sont pour une majeure partie des personnes marginalisées. Dont de nombreuses personnes trans, pour qui sortir dehors — surtout en début de transition — veut dire prendre le risque de se faire insulter ou taper dessus, vivant souvent en situation de rupture familiale, avec un accès à des logements et des emplois difficiles, et pour qui les médias sociaux constituent de trop rares espaces où elles peuvent s’exprimer.

La différence de privilèges, de pouvoirs et d’enjeux entre ces deux profils est significative. Le vécu de harcèlement n’est pas le même, le risque que représente la diffusion de contenu haineux non plus. Pendant qu’un groupe se bat au quotidien pour obtenir une égalité sociale, l’autre considère que ce n’est pas son problème ou, du moins, se satisfait du status quo.

Tout n’est pas Emacs vs. Vi

Le titre du dessin « Fediverse : il y aura un navrant et un après » joue avec la formule « il y aura un avant et un après » en remplaçant « avant » par « navrant ».

Ce titre, en complément de la partie gauche du dessin, implique que le « avant », donc le conflit entre « safistes » et « libristes », serait « navrant », que ce serait un conflit ridicule.

Pour des personnes marginalisées, obtenir l’égalité, pouvoir vivre une vie digne, cela n’a rien d’un conflit ridicule. Vouloir disposer d’un espace d’expression, d’échanges et de solidarités où elles ne seront pas harcelées n’a rien de ridicule. Vouloir limiter la diffusion de discours qui les mettent en danger en tant que groupe social n’a rien de ridicule.

C’est brutal de se voir dire que la lutte que l’on mène pour pouvoir vivre dignement est ridicule.

Fausse égalité

J’ai compris ce dessin comme souhaitant être humoristique. On peut « rire avec » ou « rire de ». Comme rien ne représente Framasoft sur ce dessin, on peut considérer qu’il souhaite plutôt « rire de ». Le vocabulaire anglais est pratique pour visibiliser la direction de moqueries : on dit « punch up » lors qu’on se moque de plus fort·e que soi, et « punch down » lorsque c’est d’un·e plus faible.

Ici, le dessin représente les deux personnages en colère en les mettant l’un contre l’autre, face à face, avec même taille et au même niveau dans l’image. Cela donne l’impression que les deux groupes seraient à égalité.

Or, c’est nier les différences de privilèges qui existent entre la majorité des personnes qui tiennent l’une ou l’autre des positions. Si l’intention est de « punch down » les deux groupes de façon indifférenciée… alors l’effet produit n’est pas le même. Vu que l’un est déjà beaucoup plus bas que l’autre sur l’échelle sociale, il se passerait bien de se prendre des coups supplémentaires.

Ça peut mettre en colère quand on s’en prend déjà plein la gueule de voir d’autres en rajouter.

Négation du conflit

Le dessin étant publié avec l’annonce que Framasoft se dote d’une charte de modération pour les bouts de médias sociaux dont il est responsable, il est légitime de considérer que c’est cette annonce qui délimite l’« avant » de l’« après » montrée dans le dessin.

Avant donc, « on s’engueule » et après, « on est amoureux·ses ».

En considérant que la publication d’une charte de modération suffirait pour régler le conflit en cours, le dessin nie la portée politique de ce conflit, sa portée philosophique et son importance pour au moins une partie des personnes impliquées. Difficile de ne pas se sentir méprisé.

C’est par ailleurs manquer de compréhension sur les dynamiques de modération. La publication d’une charte ne pourra pas seule être suffisante à régler les critiques sur la faiblesse de la modération des espaces gérés par Framasoft. Au-delà du texte, c’est sa mise en application qui sera déterminante. Cet aspect du dessin est en contradiction avec le billet lui-même qui précise bien « Il y a encore beaucoup de travail à accomplir ».

Framasoft comme arbitre

En décalage également avec le contenu du billet, le dessin n’implique aucunement Framasoft dans le « navrant et l’après ».

Contrairement au texte qui prend acte des erreurs qui ont été commises par l’association, le dessin se place comme extérieur au conflit : les deux groupes sont mis au même niveau, le conflit lui-même est qualifié de « navrant », et grâce à l’action magique de la charte de modération de Framasoft, tout le monde s’aimera sur le Fediverse. Comme si Framasoft n’avait aucune responsabilité dans le conflit et allait quand même amener la solution miracle.

Ce conflit entre responsabilités individuelles et responsabilités collectives est bien un conflit politique. Tant que Framasoft met à disposition des espaces d’expression publics, l’association devra décider où mettre le curseur. Elle est tout sauf extérieure au conflit. Son arbitrage participera au rapport de force qui travaille le Fediverse et plus largement la société sur ces questions. L’association l’a d’ailleurs déjà fait en bloquant une instance largement peuplée de white supremacists.

Le nom de fichier est pacifions.png. Ça semble décalé tant ce dessin me semble jeter de l’huile sur le feu. Framasoft n’est pas en position de se faire l’arbitre ou le casque bleu du conflit en cours, et encore une fois, le texte laisse entendre le contraire. En tout cas, ça n’est sûrement pas comme ça que « les choses avancent »…

Pour finir

C’est sûrement beaucoup trop de mots pour un si petit dessin. Mais il est toujours intéressant de s’exercer à la critique des médias.

J’espère que cette analyse pourra aider l’équipe de Framasoft à comprendre l’énervement que ce dessin a pu générer chez moi et chez d’autres. Vu qu’il semble partiellement en contradiction avec une partie des intentions déclarées dans l’article, peut-être que l’association pourra rectifier le tir.